George
C. Padgett à 19 ans.
II y a dix ans déjà, la
Municipalité de La ChapelleThouarault a choisi
d'honorer un aviateur américain que certains de ses
habitants avaient recueilli pendant la guerre et aidé
à rejoindre des résistants. La place de la
mairie était rebaptisée "Place George
Padgett".
Depuis, George Padgett, retiré à
Biarritz avec son épouse Guilaine, s'est
penché sur son passé dans un petit ouvrage
publié en anglais, où il raconte les
péripéties qui ont conduit, après que
son avion eut été abattu par la D.C.A.
ennemie, de La Chapelle-Thouarault à la pointe de la
Bretagne, puis à Paris et dans le sud de la France,
avant l'être pris par la milice, emprisonné
à Fresnes, questionné par la Gestapo et battu
(mais refusant toujours de donner es noms de ceux qui
l'avaient aidé), envoyé en camp de
concentration, obligé de marcher pendant des jours
dans a neige et le froid avant d'être finalement
libéré.
Nous reprenons ici, avec l'aimable autorisation de
auteur, cette épopée personnelle, qui a
commencé un jour de septembre 1943, au dessus de La
ChapelleThouarault.
Monsieur Padgett n'a pas connu la
télévision dans sa jeunesse, mais
l'accès aux nouvelles et aux divertissements par le
truchement de la radio n'était pas dépourvu
d'intérêt. Il se souvient très bien
avoir écouté, à
L'école, les discours d'Hitler à la
radio. Ceci, bien longtemps avant qu'Hitler n'envahisse la
France ; cependant le ton de ces discours a donné
à M.Padgett le désir de faire le peu qu'il
pourrait pour défendre la cause la
liberté.
Ce désir est devenu réalité
très tôt dans sa vie lorsqu'il a interrompu ses
études à l'université pour s'envoler
dans les "Cadets de l'aviation américaine à
l'âge de 19 ans. Environ deux ans plus tard,
après un entrainement intensif, et comme
sous-lieutenant dans l'Army Air Corps, il occupait le poste
de tireur sur un bombardier B-17 qui fut détruit par
la D.C.A. allemande au-dessus de Rennes. Ceci explique
pourquoi il est tombe en parachute à La Chapelle-
Thouarault, et le début des aventures qui ont suivi
en France et en Allemagne. C'est au cours de cette
période qu'il a appris à aimer la France et
les courageux Français qui l'ont aidé à
s évader. Aujourd'hui, M. Padgett aime toujours la
France, vit à Biarritz, avec Guilaine, son
épouse française, et entretient des liens
étroits avec famille et amis.
Entre la fin de la guerre et sa décision de
s'établir en France avec son épouse Guilaine
M. Padgett est retourné à l'Université
du Kansas, est devenu ingénieur en pétrochimie
et à mené une carrière
intéressante dans l'industrie
pétrolière, surtout au Koweït et en
Arabie Saoudite.
Photo prise en 1988, sur l'emplacement du crash
à Moigné : M. Padgett, M. André Collet,
Joseph Chatel
Photo Pierre Mahé
Pilote 1 Lt. Wayne C. Bogard, tombé le 6
septembre 1943, au retour d'une mission sur Stuttgart
à d'Estissac. (Ami "inséparable" de
Padgett).
M. Joseph Chatel et George Padgett
Photo Pierre Mahé
Le jour où j'ai dû sauter en parachute
au-dessus de LA CHAPELLE-THOUARAULT
"Nous venions de larguer nos bombes sur notre cible
secondaire, l'aéroport de Rennes - St-Jacques. La
visibilité au-dessus des docks à sous-marins
de Saint-Nazaire avait été trop mauvaise pour
permettre un lâcher de bombes.
Les tirs de D.C.A. au-dessus de Rennes étaient
denses, mais j'étais plus préoccupé par
de probables attaques des chasseurs Focke-Wulf 190 en
provenance d'Abbeville que par ces tirs.
Ces chasseurs allemands, surnommés les "Gars
d'Abbeville" étaient tous supposés être
des "As". Ils avaient attaqué notre escadrille alors
que nous nous dirigions vers Nantes et l'un d'entre eux
avait abattu un de nos avions en évoluant
carrément au milieu de notre formation - sous le feu
nourri de nos canons. Je pestais contre moi, parce que je
m'étais trouvé en bonne position pour viser le
chasseur, mais j'avais à peine pu tirer une salve car
j'avais attendu trop longtemps pour presser la
gâchette de mes deux canons de 50. Lorsque ce Fw 190
eut viré à 90° pour se diriger droit sur
les B-17 qui venaient en sens inverse, la vitesse au point
de rencontre approchait de 1000 km/heure. Tout était
arrivé si vite que je n'en croyais pas mes yeux. Je
ne voulais pas me faire avoir une seconde fois. Je
m'apprêtais donc à ouvrir le feu avant que le
Fw eût fini de virer. Du moins, j'en étais
à ce stade de réflexion lorsque j'ai senti
soudain une forte secousse et l'avion s'est mis à
trembler violemment. Un rapide coup d'il m'indiqua que
le moteur n°2 avait disparu et que l'aile était
en flammes. Peu de temps après, le pilote,
Leslie
Breidenthal, a mis le signal pour dire de sauter.
Nous avions été touchés alors que
nous volions à 9000 mètres. Je ne sais pas
combien d'altitude nous avions perdu d'un coup, mais
à cette hauteur, une personne perd connaissance
rapidement sans oxygène. C'est pourquoi tout le monde
s'est dépêché de sortir de
l'avion.
Sid, le navigateur, qui se trouvait le plus
près de la porte, est sorti le premier. La
poignée pour ouvrir la porte de secours ne voulait
fonctionner, de sorte que Sid a dû passer en
défonçant la porte maintenue fermée par
l'attache. Small, le mécanicien de bord, a
été le deuxième atteindre la porte.
Lorsque je suis arrivé, il était coincé
dans le trou. Tout ce que j'ai eu le temps de faire a
été de le pousser dehors à coups de
pieds, sans ménagement. Plus tard, j'ai appris que je
lui avais peut-être brisé les reins.
Toujours est-il que Small s'est trouvé
éjecté par la porte et que suivi. Au moment
où je suis sorti, la porte s'est
détachée et m'a suivie dans le vide. Je me
souviendrai toujours de cette porte qui descendait avec moi
et flottait à mes côtés pendant un temps
qui m'a paru une éternité.
Je savais que j'allais perdre connaissance par manque
d'oxygène si je tirais sur le cordon de mon parachute
trop tôt, mais combien de temps, devais-je attendre ?.
Je me souviens qu'un nuage (un stratus) recouvrait
l'aéroport et j'ai donc décidé
d'attendre le moment où j'entrerai dans le nuage pour
tirer le cordon. Hélas ! aussi incroyable que cela
puisse paraître, j'avais fait un demi-tour sur
moi-même de sorte que me présentais dos au sol,
et je n'arrivais pas à me retourner alors même
que j'avais l'impression flotter dans les airs.
J'ai tiré sur le cordon lorsque j'ai
estimé qu'il était temps et le parachute s'est
ouvert avec une incroyable secousse, ce qui était
normal vu la dimension du paquet attaché sur ma
poitrine. J'ai vu avec tristesse les autres avions regagner
leur base, mais cela n'a pas duré longtemps. Soudain
mon attention s'est fixée sur les balles
traçantes qui venaient dans ma direction je
n'arrivais pas à croire qu'on me tirait dessus
à partir du sol. Je me mis à escalader
littéralement les pans de toile pour obliger le
parachute à s'affaler, ce qu'il a fait.
Immédiatement, je me suis aperçu que la
vitesse de chute avait changé et que je me
rapprochais du sol à de façon vertigineuse.
J'ai relâché la toile du parachute juste
à temps pour ralentir sa course et j'ai touché
le sol brutalement. J'ai dû rebondir deux ou trois
fois.
Plusieurs personnes se trouvaient au sol, pour m'aider
à m'extraire du parachute et m'indiquer vers
où m'enfuir. Des soldats allemands étaient
littéralement prêts à me fondre dessus
lorsque j'ai touché terre. Je me suis enfui comme une
sprinter courant les Jeux Olympiques dans la direction
indiquée.
Je me suis arrêté dans une petite cabane
et j'y suis resté jusqu'à ce que je
reçoive la visite, un peu plus tard, d'une jeune
femme qui a tenté de m'indiquer où aller, mais
je n'ai pas compris grand chose à ce qu'elle disait.
L'idée me traversa l'esprit qu'elle ressemblait
à une fille de mon pays, mais son parler
étrange me donnait l'impression qu'elle venait de
l'espace.
Tandis que les Allemands s'éloignaient dans
d'autres directions, on me conduisit dans une ferme
appelée "La Huardière", qui appartenait
à la famille Blanchard. On me donna du pain
trempé dans du lait chaud, et les deux jeunes fils me
conduisirent dans un grenier à foin pour m'y
cacher.
Les familles Besnard et Blanchard, dans le village de
La ChapelleThouarault où j'étais atterri,
ainsi que de nombreux amis, risquèrent leur vie en
m'accueillant et en m'aidant à trouver des habits et
autres choses essentielles pour gagner Rennes et rejoindre
la Résistance.
La courte période qui a suivi mon atterrissage
a été le moment le plus dangereux pour les
Français qui m'ont aidé à
m'échapper. A cette époque, les obstacles
auxquels ils étaient confrontés étaient
presque insurmontables. Dans mon cas, même si les
Besnard et les Blanchard étaient respectés et
bien considérés par la communauté
locale, il aurait suffi d'un mot prononcé par quelque
personne imprudente ou déloyale pour qu'ils se
fassent emprisonner et probablement fusiller par les
Allemands. Plus tard, le danger couru par les
Français qui m'ont aidé demeurait grand, mais
sans doute moindre qu'au début, lorsque les Allemands
cherchaient un aviateur qui venait de tomber et tentait de
leur échapper.
En dépit du risque de se faire attraper, les
villageois de La ChapelleThouarault m'ont pris sous leur
aile, m'ont caché, habillé, nourri et ont
réussi à me conduire à Rennes pour me
confier à un groupe de Résistants. Comment
pourrais-je assez remercier des gens comme ça
?
J'ai quitté La Chapelle-Thouarault pour Rennes,
avec un petit groupe de cyclistes, dans la matinée du
24. Nous avons pris au passage l'aviateur non
identifié, qui s'avéra être Sid, et nous
avons continué ensemble notre chemin à
vélo jusqu'à Rennes.
Rennes se trouvait à environ quinze
kilomètres de La Chapelle Thouarault et la route
était pleine d'Allemands. La chaîne de mon
vélo a sauté du grand pignon ; de plus, mon
genou droit s'était ankylosé pendant la nuit.
Je suis sûr que nous avions l'air d'une bande de
cyclistes assez bizarres sur la route ; je faisais des
embardées avec mon vélo et j'ai failli passer
par dessus le guidon. Je crois me rappeler que ce groupe se
composait d'un Français, d'une Française, d'un
prêtre et bien sûr, de Sid et moi.
Après avoir passé la nuit à
Rennes au terme de notre première étape, Sid
et moi suivirent à pied un guide qui nous conduisit
chez M. et Mme Le Feuvre.
Apres avoir quitté La Chapelle-Thouarault.
Georges Padgett passe environ quatre semaines dans les
environs de Rennes et à Saint- Germain-sur-Ille,
caché par des résistants. Puis on rassemble
une dizaine d'aviateurs alliés (dont Wayne Bogard
originaire du même état américain, le
Kansas) avec pour but de leur faire regagner l'Angleterre
par avion ou par bateau (il attendra vainement qu'on
l'évacue sur Londres, dans une ferme du
Finistère où il verra comment on y fait le
cidre et on y tue le cochon). Il est finalement
décidé de les conduire à Paris par
train de nuit jusqu'à ce qu'on puisse les acheminer
en Espagne, via les Pyrénées. Il arrive
à Paris le 1er décembre 1943 -
portant toujours le costume de Monsieur Besnard,
désormais sale et chiffonné, et est
hébergé dans le 16ème
arrondissement par Madame Castanié, qui dirigeait une
revue appelée "L'officiel de la Couture et de la Mode
de Paris". Il y restera, jusqu'au 1er
février 1944. C'est là que nous
reprenons le récit de George Padgett.
2nd Lt. George C. Padgett, 2nd Lt. Sydney J.
Elskes, le 2nd Lt. Arnold T. Wornson, le.
Photo prise à Saint Germain sur Ille. Photo de
droite, les trois camarades au Texas en 1989.
Debout à partir de la gauche :
S/Sgt. Waldo L. Rickett, T/Sgt.
Fred L. Small, S/Sgt. Mike Pitzo,
S/Sgt. Gordon O. Shaw, T/Sgt.
James T. McKinley.
2nd Lt. Arnold T. Wornson, 2nd
Lt. Sydney J. Elskes, 2nd Lt. Leslie T. Broidenthal, 2nd Lt.
George C. Padgett.
"Mon séjour chez Madame
Castanié se terminait, bien que je n'en fusse
informé qu'au dernier moment. Je suis resté
chez elle neuf semaines. La cellule de résistants qui
s'occupait de Bogard et de moi, et des autres
Américains dont j'ai déjà parlé,
s'était arrangée pour que nous franchissions
les Pyrénées et gagnions l'Espagne, et cela
à partir de Toulouse.
Madame Castanié me fit
rapidement quelques sandwiches à emporter et proposa
même de me donner quelques pièces d'or au cas
où j'aurais besoin d'argent en Espagne. Elle me donna
aussi un bout de papier qui portait le nom et l'adresse de
sa petite fille à Londres.
Nous sommes partis d'une gare
parisienne le soir du 1er février 1944 en
direction de Toulouse. Nous avions deux Français pour
guides. Or, la milice française s'était
postée en gare de Toulouse pour traquer les jeunes
Français essayant de se soustraire au travail
obligatoire en Allemagne. Au lieu de coffrer de jeunes
Français, ils sont tombés sur une
véritable aubaine : celle d'attraper la plupart des
Américains du groupe.
En ce qui me concerne, j'ai
été tiré de la file de voyageurs pour
être questionné. J'avais ma carte
d'identité toute prête, mais je n'ai pas eu
l'occasion de m'en servir. Le milicien m'a demandé
"d'où venez-vous?", j'ai répondu "Oui", et
aussitôt toutes les mitraillettes présentes ont
paru se pointer dans ma direction. Je suppose que j'aurais
dû répondre "de Bretagne". Je n'avais
même pas réussi à tenir assez de temps
pour tenter de prononcer mon nom d'emprunt français :
Jean-Yves Foret (...).
Aussitôt après
avoir été pris par la milice française,
je fus conduit, avec les cinq ou six autres
Américains capturés avec moi,
(1
Lt. Wayne C.
Bogard,
Smith, Jack Gilson et
Burkouvski) dans
une petite prison française de quartier. Je me suis
souvenu en chemin que j'avais sur moi un bout de papier
où était écrit le nom et l'adresse de
la fille de Madame Castanié. J'avais aussi dans ma
poche certaines cartes postales qui donnaient des
indications sur les endroits où j'avais
été en France. J'ai avalé le morceau de
papier en me rendant à la prison, et ça ne
passait pas très bien. La pièce de la prison
où l'on nous a tout d'abord conduits contenait des
matelas couverts de toile et bourrés de paille. J'ai
déchiré les cartes postales en petits morceaux
que j'ai ensuite mélangés à la paille.
Je suppose qu'ils n'ont jamais été
trouvés, parce que je n'ai jamais eu à en
expliquer l'existence.
Les gardes français, dans
cette prison, étaient assez gentils. L'un d'entre
eux, un jeune homme qui savait ouvrir les bouteilles de
bière avec les dents, émit l'opinion que nous
devrions être capables de nous enfuir plus tard pour
rejoindre les maquisards qui étaient nombreux dans la
région.
Après avoir passe la nuit
sur le sol de la prison, nous fûmes embarqués
le lendemain matin dans des camions militaires sous
l'étroite surveillance des miliciens. Notre moral
tomba soudain. II ne s'améliora guère lorsque
nous arrivâmes dans un camp de concentration
appelé "Noé", dirigé par des
Français. Le commandant du camp nous plaça
dans la zone de sécurité maximum du camp. Nous
reprîmes un peu espoir, à nouveau, lorsque nous
traversâmes la zone la plus faiblement
surveillée. Là se trouvaient différents
types de prisonniers, dont un musicien noir américain
qui n'avait pas voulu quitter sa femme française. Cet
homme pensait que nous ne serions dans la zone de
sécurité maximum que quelques jours avant
d'être transférés dans la zone
faiblement surveillée d'où nous pourrions nous
évader.
Désormais, Bogard et moi
avions formé équipe et nous ne prêtions
guère attention aux autres prisonniers
américains. Nous étions épuisés
lorsqu'on nous mit enfin sous les verrous dans la zone de
sécurité maximum avec certains individus pas
très recommandables (surtout des
révolutionnaires espagnols qui n'avait pas d'autre
endroit où aller). La clôture de
barbelés était haute, mais Bogard et moi
pensions que nous pourrions nous évader en escaladant
et en franchissant l'un des bâtiments, puis en nous
débarrassant de l'unique sentinelle française
postée à l'entrée. Nous avons donc
décidé de passer la nuit à dormir et
d'essayer de nous évader le lendemain.
On ne saura jamais si la
tentative aurait été ou non vouée
à l'échec. Car le commandant français
décida de nous remettre à la Gestapo
allemande. Certains de ces sales types, armés de
mitraillettes, vinrent nous chercher dans le bureau du
Commandant et nous emmenèrent dans une gosse voiture
noire blindée. Plus question de rêver d'une
évasion facile. Conduits à la prison centrale
de Toulouse qui était tenue par des gardes allemands.
Là, nous avons découvert ce qu'étaient
le froid, la faim et l'humiliation.
II peut faire très froid
au début de février à Toulouse. Le
froid en milieu carcéral vous pénètre
jusqu'aux os. Une faim atroce, due à la privation
quasi-complète de nourriture, se fait sentir au bout
d'une semaine environ. La présence des gardiens de
prison, qui se déplacent en chaussons pour nous
épier par le trou de la serrure, engendre une
humiliation insupportable. Ceux d'entre nous qui furent pris
à la gare de Toulouse le 2 février 1944 furent
placés dans une grande cellule de la prison centrale
avec cinq ou six Américains qui s'y trouvaient
déjà. Ceci devait se passer vers le 5
février. On nous donna pour lits les habituels
matelas bourrés de paille et recouverts de toile, et
une écuelle de métal rouillé qui avait
la forme d'un plat à tarte. C'est là-dedans
que nous devions recevoir notre ration de nourriture. Nous
alignâmes les matelas sur le plancher, le long du mur,
pour dormir. On nous permettait de nettoyer nos
écuelles une fois par jour dans de l'eau
glacée, en utilisant du sable mêlé
à de la terre pour les récurer. Je dois avouer
qu'on n'éprouvait pas le besoin de nettoyer les
écuelles durant la première semaine. On nous
gratifiait chaque jour d'une petite portion de soupe de soja
avec des sardines avariées qui sentaient si mauvais
qu'on n'arrivait pas à se débarrasser de
l'odeur dans les conditions rudimentaires qui étaient
les nôtres. Inutile de dire qu'on avait du mal
à accepter cette nourriture au début. A la fin
de notre séjour de sept semaines cependant, nous
avions commencé à attendre avec impatience
l'arrivée de cet infâme potage. Les
journées étaient longues. Nous passions le
temps à essayer de limer les barreaux de l'une des
fenêtres placées à hauteur d'homme,
à l'aide d'une cuillère. Personne ne croyait
vraiment qu'on pourrait ainsi retrouver la liberté,
mais cela nous occupait. L'un limait tandis que les autres
écoutaient à la porte, essayant d'entendre les
gardes qui venaient nous épier. J'ai oublié de
dire que la fenêtre que nous avions choisie
était pourvue d'une sorte de trappe qui obturait
l'ouverture pourvue de barreaux fixés dans les
briques. Un jour que c'était mon tour d'utiliser la
cuillère, un de nos gardes, le plus petit et le plus
répugnant, jeta un coup d'oeil à la
dérobée et ouvrit la porte en hurlant. Je
refermai la trappe qui cachait la fenêtre à
barreaux et pris un air innocent. Le garde courut
carrément vers la fenêtre pour inspecter les
barreaux. II essaya d'ouvrir la trappe normalement, mais
sans succès. Alors il appuya les pieds contre le mur
pour avoir davantage de force.
Quand la trappe refusa de
s'ouvrir, ce sale type sortit son pistolet, le pointa sur
mon visage, l'arma, et m'ordonna d'ouvrir la trappe. Je
n'avais aucune intention de l'ouvrir. Au lieu de cela, je
pensais utiliser un bras en faisant le minimum d'effort et
secouer la tête négativement lorsque la porte
refuserait de s'ouvrir. Le croiriez-vous ? la trappe
s'ouvrit comme si on l'avait huilée. Cela mit cette
petite brute dans une telle colère qu'il
déguerpit sans inspecter les barreaux. Nous
commencions à détester
énormément les Allemands.
Nous attendions chaque jour
d'être interrogés. Quelqu'un voudrait
sûrement en savoir plus sur nous. Mais jusqu'à
présent, personne n'avait manifesté la moindre
curiosité. Finalement, après environ sept
semaines, on nous mit les menottes à tous et on nous
conduisit en troupe jusqu'à un train qui devait nous
conduire à Fresnes, cette infâme prison
parisienne. On était au 20 mars environ. Le temps
à Paris était froid et
détestable.
La prison de Fresnes
était tenue par des gardes allemands. C'était
là que beaucoup de Français qui se faisaient
prendre étaient interrogés par la Gestapo
avant d'être exécutés. On en fusilla
tant au même endroit que ce lieu est devenu depuis un
ossuaire sacré appelé "Le Mont
Valérien".
Nous ne savions rien de
l'horrible réputation de cette prison avant d'y
être emprisonnés. Après avoir obtenu
quelques informations, je devins persuadé que ce
serait là que je serai interrogé et
fusillé.
Notre groupe d'Américains
fut séparé à Fresnes. Le voyage de nuit
en train, avec les menottes attachées au
siège, n'avait pas été
particulièrement agréable, d'autant que l'on
ne nous donna rien à manger. En arrivant à
Fresnes, on m'a mis tout seul dans une cellule pendant une
demi-journée environ. II faisait froid et j'avais
l'estomac dans les talons. J'avais l'impression qu'on
m'avait oublié.
Finalement, on me plaça
dans une petite cellule pour deux, où se trouvait
déjà un Français. Cet homme
était fort étrange. II s'appelait "Capitaine
DeGarder". II était diplômé de
l'École Militaire de Saint-Cyr, avait environ 34 ans
et était soupçonné d'espionnage. II
parlait russe, anglais et allemand couramment et
était supposé avoir vécu et
travaillé dans chacun de ces pays. Du moins. c'est ce
qu'il m'a dit.
Je n'avais aucune raison de le
croire ou de ne pas le croire, mais je craignais qu'on m'ait
mis avec un collaborateur qui essayait de découvrir
qui m'avait hébergé en France. J'avais surtout
peur de rêver tout haut durant mon sommeil et de
murmurer le nom de Madame Castanié. La situation me
paraissait insensée. Pourquoi ne m'avait-on pas
interrogé ? Est-ce que ce serait là la
méthode employée par la Gestapo pour obtenir
de moi des renseignements ?
Ces craintes inutiles
disparurent lorsque j'appris à mieux connaître
DeGarder. Je ne savais toujours pas pourquoi on ne l'avait
pas exécuté tout de suite. Peut-être le
saurais-je un jour. En tout cas, il me fournissait des tas
de renseignements, il me distrayait et se montrait
extrêmement généreux.....
Nous devions rester ensemble
dans cette petite cellule pendant six semaines environ, sans
que les gens de la Gestapo nous posent une seule question...
Désormais, j'avais cessé d'essayer de
comprendre leur logique. Ce fut en particulier le cas
lorsque, le 30 avril 1944, on nous remit les menottes et on
nous transporta par train jusqu'à Francfort, en
Allemagne. Les Américains étaient à
nouveaux regroupés, peut-être
étions-nous plus nombreux qu'auparavant. Franchement,
je ne me souviens plus, mais ce que je sais c'est que
j'avais retrouvé Bogard.
Quel voyage ! Cela a
commencé vers la fin avril 1944 alors que Anglais
bombardaient la nuit et les Américains bombardaient
le jour. Lorsque nous avons traversé le Rhin pour
pénétrer en Allemagne, Bogard et moi
poussâmes un soupir. Nous savions que les
frontières allemandes formaient elles-mêmes les
murs d'une prison. Nos sentïments étaient
devenus émoussés que nous avions du mal
à réagir d'un côté ou de
l'autre.
En approchant de Francfort, le
train dut arrêter à cause de
dégâts provoqués par les bombardements.
Tout était sens dessus-dessous. Notre agent de la
Gestapo réquisitionna un camion de l'armée
pour nous conduire à Francfort. II dut pour cela
ordonner à des soldats de la Wehrmacht de descendre.
L'un d'eux protesta. Notre agent ne dit qu'un mot "Gestapo",
le soldat allemand fit carrément la courbette en
s'éloignant à toute allure du camion. La
Gestapo était crainte de tous.
INTERROGÉ PAR LA
GESTAPO
Comme nous avancions sur
l'autoroute dans le camion réquisitionné, nous
remarquâmes que de nombreux arbres de la forêt
environnante avaient été complètement
déracinés par les bombes anglaises. Et lorsque
nous pénétrâmes dans Francfort et qu'on
nous fit évacuer le camion, nous nous trouvâmes
entourés de gens qui portaient des masques pour
filtrer une partie des poussières qui subsistaient
dans l'air à la suite des récents
bombardements. Je me souviens avoir même
remarqué alors des entrailles humaines dans la rue.
Pour l'heure, nous étions des civils escortés
par la Gestapo. Si nous avions porté l'uniforme
américain, nous ne serions probablement pas parvenus
jusqu'à la prison.
A nouveau, les Américains
furent divisés en petits groupes. J'ai
été placé dans un prison civile et
Bogard dans une autre. Par la suite, nous devions nous voir
brièvement de temps à autre lorsque nous
étions interrogés dans la ville proche de
Wiesbaden.
En effet, la Gestapo avait fini
par se décider à nous poser quelques
questions. Mais j'étais désormais devenu
l'équivalent d'un criminel endurci lors d'un
jugement. Autant que je me souvienne, rien ne m'effrayait.
J'avais l'impression d'être un mort vivant,
j'étais persuadé que je ne survivrais pas et
j'étais décidé à tirer ma
révérence sans la moindre
compromission.
La prison civile de Francfort
était tenue par des gardes allemands. On y mangeait
un bouillon clair qui n'avait pas très bon
goût. Si on y ajoutait du pain, je ne m'en souviens
pas. On me mit dans une petite cellule avec un autre
Américain, Jack George. Me retrouver dans ces lieux
avec Jack équivalait presque à la torture. II
n'était pas mauvais bougre, mais il se plaignait
beaucoup. Je ne pense pas qu'il ait dit quoi que ce soit
à la Gestapo, mais parfois je n'étais pas
très fier d'être américain quand
j'étais avec lui. II gémissait vraiment
trop.
Avant de parler de la Gestapo,
j'évoquerai les ennuis que j'avais avec notre garde
allemand. II portait un brassard noir en signe de deuil.
Quelqu'un de sa famille avait probablement été
tué par une bombe britannique. II n'aimait pas les
Américains.
Un jour qu'il distribuait fa
soupe, il plongea sa louche au fond du récipient et
en sortit un potage vraiment épais. Il replongea
ostensiblement la louche dans la soupière et
écuma "pour l'Americain" le brouet clair qui se
trouvait en surface. Je me suis contenté de rire de
ce petit salaud. Cela le mit tellement en colère
qu'il entra dans ma cellule et se mit à me rouer de
coups de poing. J'étais si maigre que j'eus la
surprise de ne rien sentir tandis qu'il m'envoyait valser
d'un côté sur l'autre. Il prit l'habitude de me
battre et je me mis à rêver de revenir en tenue
de combat, avec mon pistolet automatique et de lui faire
définitivement sa fête.
On entendait souvent les
sirènes pendant la journée. Parfois, quand on
sonnait l'alerte les prisonniers alliés
étaient emmenés au dehors attachés avec
des menottes à des poteaux pour être aux
premières loges si une bombe tombait dans le coin.
Simple harcèlement, mais, comme je l'ai dit, nous
étions trop endurcis pour y prêter vraiment
attention.
Donc, pendant que ceci se
passait, j'allais faire la connaissance de la Gestapo.
Quelques-uns d'entre nous furent emmenés en voiture
à Wiesbaden pour y être
interrogés.
Mais d'abord permettez-moi de
revenir sur Fresnes pour une autre petite histoire. Quand
des résistants étaient emmenés pour
être interrogés, la plupart ne revenaient pas.
Ils avaient été executés. Quand cela
était le cas, et c'était presque tous les
jours, une femme qui avait la plus belle voix que l'on
puisse imaginer sortait la tête par la fenêtre
et chantait la Marseillaise.... cela vous tirait les larmes
des yeux. Selon DeGarder, cette femme avait
été dénoncée par un aviateur
américain qui s'était fait pendre en tentant
de s'évader.
Je dirai simplement que
j'étais décidé à éviter
que quelque chose de semblable arrive à Madame
Castanié, ou à toute autre personne qui
m'avait aidé. Après cette histoire et ma
résolution, j'espère ne pas passer pour un
vantard en disant que j'ai très bien
résisté à la pression de la Gestapo.
J'ai été interrogé nuit et jour je ne
sais plus combien de fois. Chaque interrogation se terminait
par la menace qu'on allait me fusiller ou qu'on allait
m'envoyer dans un camp de concentration et m'y faire
périr.
Le premier interrogatoire fut le
plus mémorable. On me fit entrer dans une
pièce où une femme avec une grosse poitrine
mangeait un sandwich exhibant à la fois son sandwich
et ses seins. L'agent de la Gestapo, en tenue civile,
était assis à un bureau devant une grande
carte de France épinglée au mur. II parlait
parfaitement anglais. II commença par me dire qu'il
savait que j'étais gradé, mais que cela ne
m'aiderait pas le moins du monde puisque je n'étais
pas en uniforme. Je n'ai pas discuté. Au lieu de
cela, j'ai répondu qu'il ne suffisait pas d'avoir un
uniforme pour être un vrai soldat et que lui Allemand,
devrait le reconnaître. Je lui ai ensuite donné
mon nom, mon grade et mon numéro d'immatriculation,
ce qui avait l'air un peu étrange venant d'un homme
en civil qui n'avait aucune pièce d'identité.
On a continue à discuter, et il a cherché
à savoir qui je connaissais en France. J'ai
joué sur son sens de la fierté en disant que
les Français savaient que les Allemands capturaient
tous ceux qui tentaient de s'évader, de sorte qu'ils
prenaient soin de ne jamais donner leur nom. Ceci sembla le
satisfaire, mais il voulut savoir où l'on m'avait
caché en France. J'ai dit que je n'avais que de
vagues souvenirs, mais j'ai fini par mettre la paume de la
main sur la carte en disant : "j'étais par
là... "
Après cet épisode,
et un certain nombre d'autres interrogatoires. George
Padgett a la surprise, un jour, de se voir arraché
à la Gestapo par des représentants de
l'Armée de l'Air allemande qui veulent l'interroger
à leur tour dans un camp
spécial.
C'était le camp
infâme où les officiers de l'aviation
alliée étaient interrogés avant
d'être affectés à un camp permanent tel
que le stalag Luft I ou le stalag Luft III. Lorsque je suis
arrivé au camp, je pesais environ 56 kg alors que
j'en pesais 76 quand on m'a pris.
Les officiers chargés des
interrogatoires au camp rendaient la vie misérable
aux officiers américains qui venaient de se faire
prendre en les menaçant et en les privant peu
à peu de nourriture. Ils n'ont pas perdu beaucoup de
temps avec moi. Quand on a commencé à
m'interroger, j'ai dit à l'officier
d'économiser ses paroles : je venais de passer quatre
mois et demi avec la Gestapo et n'avais aucun renseignement
à lui communiquer. On ne s'est pas
séparé en bons termes, mais il a convenu,
semble-t-il, que ça ne valait la peine de m'ennuyer
plus longtemps.
Peu de temps après.
George Padgett était transféré au
stalag Luft lll. C'était le 7 juin 1944... 8 mois et
demi après que son avion a été
abattu.
LE STALAG
Le stalag Luft III était
situé dans une forêt de pins à environ
150 km au sud-est de Berlin dans ce qui est à
présent la Pologne. Le temps là-bas
était vraiment très froid l'hiver. Le camp,
composé de deux groupes de bâtiments, avait
été ouvert en avril 1942 pour héberger
environ 200 prisonniers alliés.
En janvier 1945, il comportait
six groupes de bâtiments abritant plus de 10 000
soldats, la plupart officiers.
Jack George et moi fûmes
affectés au groupe ouest, le plus récent des
six. II était encore en partie vide lorsque nous
sommes arrivés....
II y avait dix-sept baraquements
dans cet ensemble, chacun comportait environ douze
pièces normales, avec une pièce plus petite
qui était équipée pour loger quelques
officiers supérieurs. A notre arrivée, il y
avait huit hommes par pièce, puis bientôt dix
et plus tard une douzaine.
Presque tous les jours un
nouveau groupe de prisonniers anciens arrivait. Presque tous
les nouveaux arrivants avaient des amis dans le camp et les
athlètes de chaque nouveau groupe étaient
rapidement enrôlés pour participer aux diverses
activités sportives rendues possibles grâce aux
dons faits par la YMCA (Association chrétienne de la
Jeunesse) et la Croix Rouge. Comme nous aimions la YMCA et
la Croix Rouge - surtout cette dernière ! Grâce
à ces organisations, nous disposions d'un assez bon
nombre de livres de bibliothèque, de quelques
équipements sportifs et des colis de vivres de la
croix Rouge. Elles nous permirent littéralement de
survivre. Sans elles, nous aurions eu à peine de quoi
ne pas mourir de faim.
Au début, nous recevions
un colis par semaine, qui, avec notre maigre ration de
prisonnier qui se composait essentiellement de pommes de
terre, de choux et de pain fait avec de la farine de soja,
nous fournissait une alimentation correcte
(...).
Les conditions dans le camp se
détériorèrent au fur et à mesure
que le nombre de prisonniers augmentait et que les
bombardements rendaient plus difficiles les efforts de la
Croix Rouge pour nous faire parvenir les colis de
nourriture. Lorsque nous avons dû quitter le camp
à la fin de janvier 1945, cela faisait longtemps que
nous ne touchions plus que des demi-rations ou même
moins.
Nous entendions des tirs
d'artillerie lourde venant de l'Est depuis plusieurs jours,
et nous nous sommes soudain demandés si nous allions
être libérés par les Russes. Il devait
en être autrement. Nous reçûmes l'ordre
de quitter le camp en colonnes le soir du 27 janvier 1945,
alors que les Russes se trouvaient à moins de 80 km
du camp.
Le temps des préparatifs
avant cette marche fut court, mais les différentes
espèces de paquetages imaginées indiquaient
que l'originalité et l'imagination des prisonniers
(les "Kriegie") n'étaient pas mortes. Certains
paquetages étaient montés sur des
traîneaux pour qu'on puisse les tirer sur la neige.
D'autres ressemblaient à des paquetages normaux.
Beaucoup étaient trop chargés - mais pas le
mien. L'expérience que j'avais eue avec la Gestapo
s'avérait payante. J'ai fourré le strict
nécessaire dans une couverture que j'ai passée
par-dessus l'épaule....
Je m'étais
constitué une assez bonne réserve de
cigarettes et j'avais par devers moi un certain nombre de
barres de chocolat, ainsi que plusieurs petites boîtes
de sucre en morceaux. C'était le genre de choses que
je transportais dans mon ballot. Je savais que les
cigarettes seraient précieuses si on nous autorisait
à faire du troc, comme ça s'est
avéré effectivement le cas.
LA MARCHE
Vers minuit, le 27 Janvier 1945,
nous entamâmes ce qui devrait probablement passer dans
l'histoire comme une des marches forcées les plus
difficiles de tous les temps.
Nous étions sous les
ordres d'officiers supérieurs américains afin
de ne pas tenter de nous évader au cours de la
marche. Divers chiffres ont été
avancés, dont un venant d'une source supposée
sûre, qui indiquaient que avons parcouru 120 km en 36
heures, par - 35° au milieu de tempêtes de neige.
II s'agit peut-être d'une version un peu
exagérée des faits. Ce qui s est effectivement
passé est trop compliqué pour être
raconté. Diverses colonnes de prisonniers
étaient parfois complètement perdues, et nous
avons marché pendant plusieurs jours et plusieurs
nuits. Ce qui est absolument vrai, c'est qu'il faisait
froid, très froid, et qu'il neigeait la plupart du
temps. J'ai vu quelques-uns des vieux gardes (les jeunes
soldats étaient, eux, au combat) jeter leurs fusils
par terre parce qu'ils ne pouvaient plus les porter.
Certains des prisonniers qui ne pouvaient plus marcher
étaient empilés sur les quelques chariots
disponibles pour le transport des blessés.
Habituellement, cependant, ceux qui ne pouvaient plus
marcher étaient soutenus par leurs
copains.
J'ai porté un prisonnier
que je n'aimais vraiment pas, avec son paquet, pendant
peut-être les huit derniers kilomètres.
Pourquoi ai-je fait cela alors que j'étais
moi-même épuisé ? Je me souviens de la
raison presque aussi clairement que si c'était
arrivé hier. J'ai commencé à enjamber
ce type que j'allais laisser mourrir de froid lorsqu'une
pensée aussi forte qu'un cri m'arrêta.
C'était ma mère qui me demandait ce qu'elle
ferait si personne ne m'aidait dans le cas où je
serais moi-même à plat dans la neige. Je l'ai
aidé. Mais l'ange gardien du prisonnier a dû
l'aider aussi, car je n'ai aucune idée d'où
j'ai tiré la force de le porter. Lorsque nous sommes
arrivés à destination (à Muskau) j'ai
jeté le prisonnier et son ballot sur un tas d'autres
Américains. Je me suis souvent demandé ce
qu'ils étaient devenus. Au fait, j'ai oublié
de dire, en parlant de ma mère, que les
hallucinations dues à l'extrême fatigue
étaient pas rares.
Permettez-moi à nouveau
de revenir en arrière. J'ai raconté comment
les représentants des différents corps de
bâtiment allaient à la rencontre des nouveaux
prisonniers pour recruter des athlètes connus dans
leurs équipes. Personne ne m'a proposé quoi
que ce soit. Pourquoi ? Je vous donnerai au moins deux
bonnes raisons : avec mes 54 kilos je n'avais pas l'air du
grand joueur de base-ball que je croyais être et la
nouvelle paire de chaussures qu'on m'avait donnée en
arrivant au camp était beaucoup trop grande et
m'empêchait de courir vite. Mais croyez-moi, si on ne
peut pas avoir la bonne pointure, il vaut beaucoup mieux
avoir des chaussures beaucoup trop grandes que des
chaussures légèrement trop
petites.
Cette observation se
vérifia lors de "la marche". En quittant le camp,
j'ai enfilé mes quatre paires de chaussettes pour
avoir les pieds bien à l'aise. Lorsque nous nous
arrêtions - très rarement - pour nous reposer,
nos chaussures gelaient et je devais avancer tant bien que
mal jusqu'à ce qu'elles dégèlent et
qu'elles retrouvent un peu de souplesse. Mais, je n'ai
jamais eu les pieds gelés. J'ai fini "la marche" sans
une seule ampoule et sans marque de gelures. C'est en partie
grâce aux chaussures, à un ballot
constitué par une couverture légère,
aux barres de chocolat et aux morceaux de sucre que je
grignotais quand on s'arrêtait. Ces petits en-cas
avaient le même effet sur moi que celui qu'on attend
d'une injection dans le bras. II a fallu aussi un peu de
chance. On n'avait pas où s'abriter lorsqu'on
s'était arrêté la première fois
au début de "la marche". Je ne savais pas du tout
depuis combien de temps nous étions sur la route
à ce moment-là. Quoi qu'il en soit, nous nous
étions arrêtés dans un hameau qui
comprenait une école et d'autres maisons
rudimentaires où vivaient des familles d'esclaves
polonais. Jack George et moi nous sommes promenés un
peu alentour et avons offert du pâté en
boîte et des cigarettes à un couple polonais en
échange d'un coin au chaud sur le sol de leur cabane.
Pouvoir manger quelque chose à ce stade de "la
marche", et avoir la possibilité de dormir,
s'avérèrent un luxe inespéré que
peu d'autres ont pu goûter. Cela nous a donné
la force de continuer.
"ENFIN LIBRE"
A Muskau, les membres du
bâtiment ouest se retrouvèrent logés
dans une usine de verre. Nous n'avions que le sol nu pour
nous reposer, mais bien qu'il fût poussiéreux,
nous y étions au chaud et au sec....
Les prisonniers du
bâtiment ouest étaient les derniers
arrivés, aussi pouvait-on s'attendre à ce
qu'ils soient les derniers à partir rejoindre notre
destination finale, Mooseburg, un camp près de
Munich. Les prisonniers étaient dans l'ensemble
épuisés, de sorte qu'on proposa à
quelques uns d'entre nous de se porter volontaires pour
partir plus tôt. Jack George et moi étions en
assez bonne forme. Nous acceptâme donc l'offre. C'est
comme cela que nous fûmes assez surpris de nous
retrouver tous les deux ensemble, Jack George et moi, et que
nous fîmes un voyage assez différent de ceux
qui partirent ensuite.
D'après mes souvenirs,
nous n'avions quitté Muskau un jour ou deux jours
après y être arrivés. Le temps, bien que
froid, était devenu ensoleillé et
agréable. Nous avancions à une allure
modérée. Aucun d'entre nous ne savait
où nous allions, mais franchement, ceci ne nous
tracassait pas beaucoup alors.
Nous passâmes la nuit
à l'abri dans de grands bâtiments de ferme.
L'immense grenier à foin était
surpeuplé. C'est là, je crois, que j'ai
commencé à avoir horreur de la foule. Mais
nous survécûmes et continuâmes notre
marche le lendemain matin pour gagner la gare de Spremberg.
Là, on nous laissa un peu de temps
(l'après-midi et la nuit) pour nous reposer et pour
déguster une soupe de farine d'orge vraiment
savoureuse. Je me rappelle bien cette soupe, car c'est la
dernière nourriture que nous devions manger avant
quelque temps.
Nous commencâmes à
nouveau à avoir des sueurs froides. On nous chargea
dans des wagons (prévus à l'origine pour 40
hommes et 8 chevaux). Je ne sais pas combien de prisonniers
étaient entassés dans chaque wagon.
C'était horrible. Pour aggraver les choses, les
wagons étaient continuellement mis sur des voies de
garage en raison des bombardements, pour laisser la
priorité aux soldats, ou pour toute autre raison. Pas
de nourriture, mais la puanteur qui se dégageait
empêchait d'avoir faim.
Après quelques jours,
nous fûmes débarqués dans un camp connu
sous le nom de Stalag VII A à Mooseburg, pas
très loin de Munich. Se trouvaient dans ce camp, ou y
avaient été transférés, tous
genres de prisonniers. Et voici que nous avions d'autres
soucis : nous étions à nouveau prisonniers de
la Gestapo qui avait éjecté des lieux
l'Armée de l'Air allemande.
Pendant notre séjour
d'environ 3 mois à Moseburg, Jack George et, moi
faisions toujours équipe. Ni lui ni moi
n'étions particulièrement adroit de nos mains,
ni n'avions le sens du commerce. Malgré tout, notre
matériel rudimentaire de prisonniers et des assiettes
faites de boites de conserves de lait nous permettaient de
cuisiner ; nous avions des rations réduites, c'est le
moins qu'on puisse dire, et notre poids avait chuté
à nouveau pour atteindre la limite de la
survie.
Nous étions convaincus
que la Gestapo nous forcerait à quitter le camp
à pied avant de finalement nous exécuter. II
nous faudrait une carte ou quelque chose de semblable, pour
nous repérer si jamais nous voulions nous
échapper le camp recevait un quotidien allemand qui
contenait habituellement une carte d'un petit secteur. Au
bout d'un certain temps, en usant de tous les moyens, j'ai
réussi à assembler suffisamment de ces
relevés pour établir une carte assez exacte de
la région. Jack George et moi prévoyions
d'utiliser cette carte pour nous rendre en Suisse si jamais
nous reprenions la route.
Cette marche supposée
n'eut jamais lieu. Dieu merci, parce que la
3ème Armée du Général
Patton libéra le camp le samedi matin 29 avril 1945.
Ce fut une expérience émouvante que je
n'oublierai jamais.
J'avais mis pour l'occasion mon
pantalon rose et ma chemise verte, avec les insignes
adéquates (oui, j'avais encore l'uniforme que ma
famille m'avait envoyé au Stalag Luft III. Chaque
fois que c'était possible, j'avais conservé le
pli du pantalon en le mettant sous un matelas de paille -
lorsque j'avais la chance d'en avoir un).
Donc pour poursuivre mon
histoire, je me trouvais debout avec un bon nombre d'autres
prisonniers, lorsque des tirs de mitrailleuses se mirent
à crépiter, rompant le silence. J'avais de
bons réflexes. Je fus le premier à me jeter
à terre ; en fait. c'était plutôt de la
boue. Lorsque j'ai été libéré
J'étais un Américain couvert de
boue.....
Après avoir
été transporté par avion dans un camp
américain près du Havre. George Padgett va
rendre visite à Madame C'astanié à
Paris, avant de regagner ses foyers juste à temps
pour célébrer son 23ème
anniversaire. A sa mère, soucieuse de trouver le bon
régime pour perdre du poids, il conseille une recette
pas chère qu'il a lui même
expérimentée dans les camps. "Il suffit de
s'arrêter de manger".
FIN
Traduction inédite
de R. BAUDRIER, avec l'aimable autorisation de
l'auteur.
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